De l’état de l’État d’Israël par Juan Gelman

La douleur et la tristesse m’ont fait écrire ces lignes.

Nous sommes arrivés à Israël avec Mara La Madrid, mon épouse, le vendredi 2 mars 2001. Il était une heure et demie du matin.
Le jour même, à 10 heures, avait lieu l’enterrement de ma sœur Teodora, morte subitement à Jérusalem.
J’ai connu plusieurs sortes de morts. J’ai connu la mort du père et de la mère, la mort du fils et je parcours encore le territoire douloureux de la mort d’une sœur. Sûrement différente de toutes les autres.

En débarquant d’un vol de British Airways, la police nous a arrêtés à l’aéroport David Ben Gourion.
Voici le déroulement des faits.
Pendant le vol, un homme âgé d’une trentaine d’années était assis devant nous. Il était grand, brun, les cheveux coupés courts. Malgré des manières autoritaires, il s’adressait aimablement en hébreu à l’une des hôtesses de l’air.
Pour raisons de sécurité, un agent (du Mossad ?) voyage toujours sur les vols de compagnies étrangères à destination de Tel-Aviv.
Avec Mara, nous parlions des déclarations du chef de l’état-major de l’armée israélienne – un général dont je ne veux pas me souvenir du nom – qu’avait publiées le Herald Tribune. Il affirmait que l’Autorité palestinienne était « une entité terroriste » et que l’État d’Israël envisageait de réoccuper les quelques zones palestiniennes après leut avoir rendu leur autonomie.
Mara s’est alors demandé : « Et qu’est-ce qu’ils vont faire maintenant, ils vont aller occuper le Liban ? »
À ce moment-là, l’homme aux cheveux courts s’est retourné, furieux, en aboyant dans notre direction un « enough » (« assez ») et interrompant notre conversation en espagnol.
Mister Enough ne s’est pas limité pas à cet aboiement. Quand nous descendions de l’autobus qui nous transportait de l’avion au terminal de l’aéroport, il m’a signalé du doigt à un homme en uniforme qui a aussitôt foncé sur moi, et sans s’identifier nous a demandé de présenter nos passeports. Je lui ai dit que je le ferai trente mètres plus loin au guichet prévu à cet effet sont et que je ne comprenais pas les raisons de son exigence.
Mara a pris place dans la file d’attente, les passeports à la main. Quand j’ai commencé à la suivre l’homme en uniforme a voulu me retenir avec une « accolade » un peu trop effusive. Je dois avouer que je me suis dégagé en laissant éclater ma colère.
Citoyen argentin, je n’admets pas ce genre de comportement de personnes qui portent l’uniforme militaire. Cela se doit sûrement à l’expérience traumatisante que j’ai vécue, je dois aussi l’avouer, face à cette catégorie de personnes.
Ma nièce, qui nous attendait à l’extérieur, a dû faire retarder l’enterrement de sa mère.
Nous avons expliqué les circonstances de notre voyage, mais pour ce militaire, les enterrements et les décès des autres n’avaient aucune importance. Malgré mes protestations, nous avons dû attendre une heure et demie avant qu’il permette à ma nièce de nous rejoindre.
Cet homme en uniforme qui n’a jamais accepté de s’identifier nous a retenus jusqu’à 5 heures du matin.
Il a rédigé très lentement un acte qui nous accusait d’avoir commis des délits tels que : comportement perturbateur à bord de l’avion de British Airways, outrage à l’autorité, attitude et propos offensants envers un fonctionnaire public dans l’exercice de ses fonctions.
Inutile de demander qui avait déposé la plainte et en quoi elle consistait. Le mot perturbateur, dans l’hébreu de l’État d’Israël, est très lourd de conséquences. Il sert, par exemple à qualifier l’attitude d’un enfant palestinien qui lance des pierres sur un tank israélien. En réalité, le seul acte « perturbateur » que j’ai pu commettre était dû à l’exigence prostatique et à mon passage dans les toilettes au début de la descente de l’avion.
La plainte présumée d’une hôtesse de l’air de British Airways était signalée dans l’acte. J’écris « présumée » parce que réclamé à maintes reprises par le consulat argentin à Tel-Aviv, le document original ne nous a jamais été produit.
Dans les faits, et ils sont d’une extrême gravité, nous avons été injustement arrêtés Mara et moi pendant plus de trois heures. L’homme en uniforme rédigeait ses accusations et moi je souffrais pour ma sœur, je souffrais pour sa mort, je souffrais pour le destin qu’elle a connu et que lui a imposé la dictature militaire argentine. Mourir à Jérusalem.
Nous avons été relâchés après avoir payé une caution. Ma nièce avait dû signer deux actes qui nous accusaient tous les deux bien que Mara n’avait certainement pas été prise d’urgences diurétiques comme moi.
Nous devions nous présenter le lundi suivant à une audience de conciliation sous peine d’une amende de deux mille cinq cents dollars pour chaque accusation. L’homme en uniforme qui nous avait arrêtés, m’a alors montré, l’air menaçant, une paire de menottes en parlant en hébreu.
Il se servait de l’anglais ou de l’hébreu selon sa convenance. Ses collègues l’appelaient Danny et, selon le « bon policier » qui est intervenu quand la situation commençait à s’envenimer, il s’appelle Daniel Yehud. Autant le savoir.
Compte tenu de la situation, je trouve plutôt normal que des agents (du Mossad ?) voyagent sur les vols à destination d’Israël.
Ce que je ne comprends pas c’est que ces agents de sécurité seulement présents por assurer la sécurité, selon ce qu’on dit, se comportent comme des éléments d’une police politique qui n’a rien à envier à celle d’Hitler ou de Staline.

Dans quel pays sommes-nous ? Israël est-il vraiment une démocratie ? Un État peut-il être démocratique quand il soumet par les armes un million de Palestiniens dans une situation d’état de siège ?
Comment se peut-il que les assaillants de tout un peuple soient les fils, les petits-fils et les arrière-petits-fils de ceux qui comme ma mère, ses frères et son père, rabbin, ont été assiégés par les forces tsaristes dans les ghettos, et plus tard comme mes cousins, ont été enfermés dans les camps de concentration nazis ?
Ma mère avait huit ans quand elle a assisté à l’incendie de la demeure familiale brûlée par les Cosaques. Elle a vu ma grand-mère sortir ses enfants des flammes sans pouvoir sauver une de ses sœurs de deux ans qui est morte brûlée vive.
Et aujourd’hui, ces descendants de la persécution créent des ghettos pour les Palestiniens, dynamitent leurs maisons, les assiègent en les affamant, abattent leurs oliviers et ravagent leurs cultures quand elles gênent des projets de construction, usurpent leurs terres en appliquant cette raison bestiale qui est celle de la force ?
Qu’ont-elles à voir avec le judaïsme ces politiques d’Israël ?
Nous, les Juifs, nous avons toujours été poursuivis, discriminés, sans jamais discriminer les autres, nous avons été marginalisés sans jamais marginaliser les autres, nous avons été assiégés sans jamais assiéger les autres.
Dans ces conditions, l’État d’Israël n’a rien à voir avec la tradition juive, la plus démocratique du monde, créée d’en bas, dans la diaspora et conservée tout au long des siècles.
Je sais que ces opinions seront qualifiées d’antisémites par ceux qui comme les trois singes de l’Inde ne veulent pas entendre ni voir ni parler. Cette tactique qui consiste à confondre les critiques adressées à l’État d’Israël avec l’antisémitisme me rappelle le cynisme de la dernière dictature militaire argentine, qui parlait de « campagne anti-argentine » lorsqu’on dénonçait ses crimes.

La seule chose que je peux comprendre c’est la profonde tristesse que font naître en moi les politiques génocides de l’État d’Israël.
Parce que je suis juif et vraiment juif, véritablement juif.
Parce qu’un jour, dans mon enfance, alité avec une très forte fièvre, mon père s’est assis au bord de mon lit pour me lire en yiddish un conte de Sholem Aleijem. Il s’appelait « Das messerl » (Le petit couteau). Il racontait les douleurs du ghetto.La seule chose que je peux comprendre c’est la profonde tristesse que les politiques génocides de l’État d’Israël font naître en moi.
Parce que je suis juif et vraiment juif, véritablement juif.
Parce qu’un jour, dans mon enfance, alité avec une très forte fièvre, mon père s’est assis au bord de mon lit pour me lire en yiddish un conte de Sholem Aleijem. Il s’appelait « Das messerl » (Le petit couteau). Il racontait les douleurs du ghetto.

Juan GELMAN

Texte paru dans Página 12 – Buenos Aires – 03 mars 2001