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« En vie est peut-être le pari stylistique le plus risqué de Haroldo Conti. Cette histoire urbaine jusqu’à la moelle, existentielle à la mode de El pozo de Onetti et de L’étranger de Camus, raconte la rupture entre l’individu et son contexte, une ville qui lui est devenue lointaine, hostile.
Marcher dans ses rues, se déplacer dans ses bus et ses trains, se mêler à la foule, se perdre sans destination précise, c’est regretter un temps idyllique où l’enfance et l’air de la campagne se transforment en une mélancolie corrosive.
Les rues sont les mêmes que celles où déambulèrent des décennies plus tôt les possédés de l’œuvre de Roberto Arlt. Mais à la différence de ces personnages, Oreste et ses acolytes amateurs de vin, de petits matins et de rixes n’entrevoient aucune cause, aucun complot. Il se sont plutôt laissés aller vers leur chute, ils se délectent de leur glissade fatale.
Conti décrit sans compassion la ville comme ses marginaux, ces êtres qui atterrissent comme des ratés dans un bureau crasseux, dans des bistrots de la ville et de ses faubourgs miséreux proches du fleuve. Il y a là un geste typique de la fiction de l’époque (les années 60 et 70) qui consiste à valider ce qui se raconte à partir de ce qu’on a vécu : les travaux durs, des vagabondages, des militances semblent donner plus transcendance à l’écrit.
Dans le cas de Conti, cette expérience est réelle. Mais ce n’est pas sur l’aspect autobiographie qu’il veut mettre l’accent. Témoin complice, il accompagne les perdants dans leurs petites abjections et solidarités nocturnes. Si l’érotisme est insinué d’un seul battement de paupières, il apparaît comme une détonation et renvoie plus tard à une solitude infinie.
Si Conti sait très bien de quoi il parle, il sait aussi comment le raconter.
En vie paraît en 1971. Sans avoir bénéficié de la fulgurance du « boom », le roman mérite d’être lu dans ce cadre. Il s’affirme alors comme ce qu’il est : un roman ascétique, indépendant, insulaire. Dans ce microcosme, les débâcles de ces êtres mis à l’écart, décrites avec obsession, restent actuelles. En cela, En vie peut expliquer la stratégie militante de l’écrivain engagé et de son sort tragique. Il a été séquestré, torturé et éliminé par la dernière dictature sans que son corps réapparaisse à ce jour. Mais, je suggère de le lire en oubliant la muséification de son auteur, les pages de son livre, elles, sont restées et restent en vie. »
Guillermo Saccomanno
« Je ne sais pas si cela a du sens mais je me dis chaque fois : raconte ce qu’il arrive aux gens comme si tu le chantais en y mettant tout ton cœur, et si on ne se souvient pas de ton nom, que personne n’oublie la vieille et simple histoire que tu racontes. »
Haroldo Conti